Paul PIONCHON, Docteur en Chirurgie-dentaire, Maître de Conférences des Universités, Directeur de la Faculté Dentaire de Clermont-Ferrand, Praticien Hospitalier (Consultation de douleurs orofaciales et rééducation fonctionnelle de l’appareil manducateur, CHU de Clermont-Ferrand), ex-président du Collège National d’Occlusodontologie.
« Les succès thérapeutiques seraient plus liés à la réduction de la tension musculaire qu’à une réelle action sur l’oreille moyenne »
Le chirurgien-dentiste, en particulier lorsqu’il est spécialisé dans la prise en charge des pathologies temporo-mandibulaires se trouve fréquemment sollicité par des patients porteurs d’acouphènes. La fréquence de ces consultations, la demande insistante des patients prêts à tout pour trouver un traitement rapide, radical et simple à leur trouble conduirait assez facilement le praticien à proposer toute l’étendue de son arsenal thérapeutique.
L’information concernant ces éventuelles possibilités de traitement est véhiculée auprès des patients concernés par le bouche à oreille, par les propositions des dentistes, des articles d’opinion ou des livres grand public, des entrevues avec des cliniciens (dossier Tinnitussimo n° 9). Ces diverses prises de position semblent toutes entretenir l’idée que les traitements des « malocclusions » représenteraient une des solutions non négligeable dans la guérison de ce symptôme.
Néanmoins, notre expérience clinique nous a amené à faire le constat des résultats aléatoires de ces traitements. S’il n’est pas question de mettre à priori en doute la bonne foi des praticiens souvent animés par un désir sincère de soigner leurs patients et de sauvegarder l’équilibre économique de leur cabinet, le chercheur en sciences biomédicales ne saurait se satisfaire de quelques succès thérapeutiques apparents. Notre responsabilité en santé publique qui impose de promouvoir des traitements basés sur des critères établis de la recherche clinique nous conduit à nous poser quelques questions :
- Les patients qui consultent ont-ils une information pertinente de ce que sont les algies et les dysfonctionnements de l’appareil manducateur ?
- Existe-t-il dans la littérature une évidence de relation entre les troubles articulaires et les acouphènes ?
- Quels seraient les mécanismes physiopathologiques qui expliqueraient ces troubles ?
- Quels seraient alors les traitements validés ?
Nous n’avons pas la prétention d’établir ici une revue exhaustive qui dépasserait l’objectif de cet article, mais de resituer ces questions au regard des données actuelles de la science.
LES ALGIES ET DYSFONCTIONNEMENTS DE L’APPAREIL MANDUCATEUR
Les terminologies utilisées dans la littérature sont nombreuses et témoignent de l’évolution des concepts en ce domaine syndrome de Costen, désordre temporo-mandibulaire (DTM), ou crânio-mandibulaire (DCM), syndrome algo-dysfonctionnel de l’appareil manducateur (SADAM), algie dysfonctionnelle de l’appareil manducateur (ADAM), arthromyalgie faciale.
Les symptômes rencontrés forment une triade : douleur des ATM et/ou des muscles masticateurs, bruits articulaires, altération de la mobilité mandibulaire. Les plaintes associées peuvent être : douleur, claquement, trismus, otalgie, sensation d’oreille bouchée, douleur de la nuque, douleur des épaules, vertiges, acouphène, douleur oculaire. Les impotences fonctionnelles associées aux symptômes subjectifs concernent : ouverture / fermeture de la bouche, mastication, parole, mimique, baiser. Il est important de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une entité bien constituée, mais d’une collection de symptômes qui ont ou non des relations entre eux et qu’il convient de distinguer selon des critères diagnostiques précis (articulaire, musculaire, morphologiques, fonctionnels, douloureux, psychosociaux). 70 % de la population générale (avec prédominance féminine : rôle hormonal, entre autres sur la sensibilité à la douleur, rôle des contraceptifs oraux) présentent des signes, mais seulement 30 % en ont conscience et 5 à 6 % demandent un traitement. Des facteurs endocriniens pourraient avoir un rôle majeur dans les diverses affections articulaires (tendance à la laxité articulaire, processus de dégénérescence cartilagineuse)
L’apport des neurosciences dans les années 80 conduit peu à peu à la notion d’un modèle bio psychosocial, selon lequel le dysfonctionnement est une conséquence et non une cause de la douleur ; elle correspond à un effet protecteur d’adaptation plutôt qu’à un véritable dysfonctionnement. Ce modèle remet en question les représentations étiologiques, les procédures d’évaluation et les traitements. Ce qui marque principalement les concepts depuis le début des années 80, c’est l’abandon de modèles linéaires avec une cause unique et l’adoption de modèles plurifactoriels d’interaction entre différents facteurs, génétiques, physiologiques, traumatiques, pathologiques, environnementaux, culturels…, ceux-ci pouvant jouer un rôle de facteur prédisposant, de facteur précipitant ou de facteur d’entretien ; un même facteur pouvant avoir selon les cas une valeur étiologique différente.
La place des malocclusions.
Historiquement, les malocclusions ont été considérées comme la cause unique des ADAM et des symptômes associés (acouphènes compris). Au début des années 90, divers travaux ont fortement relativisé le rôle des malocclusions dans l’apparition de cette entité pathologique, comme dans le bruxisme (serrage et grincement des dents). Il s’agirait d’un facteur contributif parmi d’autres, et la question des traitements de modifications irréversibles de l’occlusion pour ces raisons est controversée.
Les procédures d’évaluation.
L’entretien avec le patient et l’examen clinique restent prépondérants. Face à ces dysfonctionnements multifactoriels, l’évaluation portera principalement sur l’analyse de la douleur, de l’impotence fonctionnelle et des retentissements sur la qualité de vie du patient. L’examen clinique consistera à évaluer les zones sensibles et à mesurer la qualité de la mobilité mandibulaire et à dresser un bilan clinique des altérations occlusales. Des clichés radiologiques simples (panoramique dentaire) suffiront à dépister les grosses anomalies. Le recours à des examens d’imagerie complexes (scanners, IRM) seront exceptionnels et concerneront des affections articulaires précises. Les enregistrements paracliniques faisant appel à des appareillages sophistiqués issus de la recherche et utilisés dans un but clinique (enregistrement de la cinématique mandibulaire, échographie, électromyographie de surface) n’ont pas prouvé leur reproductibilité, n’ont pas montré une précision supérieure à un examen clinique bien mené et représentent un surcoût non négligeable.
HYPOTHESES ETIOLOGIQUES BIO-MECANIQUES DES ACOUPHENES LIES À L’APPAREIL MANDUCATEUR
Epidémiologiquement, il semble que la prévalence des patients présentant des acouphènes soit plus importante chez les patients présentant des DTM que chez les patients indemnes : de 3,5 % à 7 % des acouphènes présenteraient une étiologie « dentaire ». Existerait-il face à ces constatations un groupe de patients acouphéniques dont la symptomatologie serait en relation avec un trouble de l’appareil manducateur ?
L’embryologie pourrait permettre d’envisager ces relations de causalité sous l’éclairage de deux types d’hypothèses : anatomiques et physiologiques.
Hypothèses anatomiques :
Si l’opinion selon laquelle il n’y aurait pas de possibilité de transmissions via la fissure des contraintes articulaires sur les osselets de l’oreille est partagée par un grand nombre d’auteurs, il semble en revanche que les contractions du muscle tenseur du tympan accompagnant le grincement ou le serrage des dents soient un facteur susceptible éventuellement de stimuler l’oreille, donc de favoriser les acouphènes. La mobilité du tympan et le changement de fréquence peuvent être provoqués par une contraction du muscle tenseur du tympan et les acouphènes surviennent comme une vibration autogène dans le système de connexion du son. Un phénomène de myoclonie (contraction brève et involontaire) du tenseur du tympan semble ainsi s’installer, phénomène qui explique la difficulté de traiter les acouphènes anciens.
Hypothèses neurologiques :
Embryologiquement, tout ce système est issu du deuxième arc branchial et présente donc la même innervation trigéminale (trijumeau : nerf crânien dont les branches innervent les yeux et la mâchoire). L’acouphène serait dû à l’activité référée d’une unité motrice du muscle stapédien de la membrane du tympan, activité qui se situe dans la zone de douleur référée des points gâchettes.
Ces hypothèses concernant les relations entre acouphènes et troubles temporo-mandibulaires restent néanmoins basées sur une modélisation bio-mécanique, évoquant exclusivement une cause périphérique qui ne répond plus aux conceptions actuelles des ADAM. Comment concevoir une relation possible entre ces deux ensembles symptomatologiques qui tend à privilégier en ce qui concerne les arthromyalgies-faciales idiopathiques la réduction de la sensibilisation trigéminale ?
COMPARAISON ACOUPHENES / ARTHROMYALGIE FACIALE
Chez les patients ADAM, la douleur est un facteur de motivation habituel pour demander un traitement chez ceux qui consultent. Le concept d’arthromyalgies faciales idiopathiques a mis l’accent sur les influences hormonales d’une part, et sur la nécessité de considérer le mode de traitement central de l’information nociceptive (sensibilisation trigéminale, plasticité neuronale). Qu’en est-il des patients acouphéniques ? Peut-on parler d’une analogie acouphène-douleur ?
Pour de nombreux auteurs des mécanismes de désafférentation, une levée de l’inhibition des fibres amyéliniques pourraient être à l’origine des acouphènes. Récemment Jastreboff (1990) a proposé un modèle neurophysiologique de l’acouphène débouchant sur la mise en place de stratégies thérapeutiques originales de traitement central du signal acouphénique. Les thérapies cognitivo-comportementales, certaines approches pharmacologiques ou psychotropes semblent apporter des améliorations thérapeutiques.
On constate donc une évolution dans ces deux domaines qui considère l’importance des systèmes de régulation centrale plutôt que la recherche d’une cause principalement périphérique (oreille moyenne ou occlusion dentaire).
La demande de traitement
Pour les patients souffrant d’ADAM, ce qui semble motiver à demander un traitement est la part d’inquiétude qui vient se greffer sur le problème biomécanique. C’est donc cette variable « inquiétude » qui différencie le patient conscient du patient demandeur de prise en charge et constitue un facteur de risque Cette hypothèse semble aussi valable pour les patients acouphéniques.
Les facteurs psychosociaux
De nombreuses études ont utilisé le Minnesota Multiphasic Psychologic Inventory (MMPI). Les résultats ont montré que les patients ont des profils très proches des autres patients douloureux chroniques et qu’ils diffèrent dans leur perception de la douleur.
En ce qui concerne les facteurs émotionnels, les patients déprimés ont davantage de symptômes subjectifs que les contrôles. Certes, il existe des niveaux plus élevés d’anxiété, de dépression et de stress, mais les différences sont peu significatives
En ce qui concerne les patients acouphéniques, les travaux effectués à l’aide du MMPI n’ont pas donné de résultats francs. Les profils des patients étudiés sont à l’intérieur des limites normales.: il n’y a pas de type de personnalité pour les acouphéniques. Ces facteurs psychosociaux semblent donc prédominants dans la demande de traitements et conduisent à considérer sérieusement les stratégies de défense et d’adaptation utilisées par le patient. L’acouphène pourrait donc être assimilé à l’ADAM, c’est-à-dire que le bruit du patient acouphénique serait l’équivalent de la douleur du patient ADAM.
Aussi bien pour l’un que pour l’autre, le mécanisme ne semble pas être un surstimulus, mais un dysfonctionnement du système de régulation (modification du seuil de perception).
La demande de traitement semble répondre aux mêmes lois selon que l’on s’intéresse à la population d’acouphéniques ou à la population de patients ADAM. Pour ces deux maladies, nous sommes face à un modèle commun constitué d’une composante organique (présence d’une douleur ou d’un bruit) et d’une composante psychosociale aboutissant à une demande de traitement. La sensation de symptômes douloureux ou sonore ferait intervenir le système limbique au niveau émotionnel et le cortex préfrontal au niveau cognitif.
HYPOTHESES NEURO ET PSYCHO PHYSIOLOGIQUES
Il existerait un substratum commun physiologique (non identifié) entre certains acouphènes non spécifiques et certains ADAM (Arthromyalgies faciales idiopathiques). Des mécanismes physiopathologiques communs pourraient présider à ces expressions symptomatiques (facteurs de risques hormonaux, phénomènes neuropathiques, plasticité neuronale). Il y aurait un profil commun que nous avons nommé « inquiétude » chez les patients acouphéniques et chez les patients ADAM qui les pousserait à consulter. Cette variable peut être mesurée à l’aide de tests psychologiques.
Deux hypothèses peuvent être énoncées :
1. Il existe un même processus sensoriel sous-jacent tel que certaines personnes ont une sensation différente du tonus musculaire qui transforme l’intégration du stimulus proprioceptif (qui appartient à la sensibilité des os, muscles, tendons, articulations…) en stimulus nociceptif (qui appartient à la sensibilité douloureuse) pour les patients ADAM, et tel que certaines personnes ont une sensation différente des bruits (patients acouphéniques).
2. La variable cognito-affective est un facteur déclenchant de la demande de traitement pour les acouphéniques comme pour les patients ADAM.
TRAITEMENTS
Pour un odontologiste, l’approche thérapeutique impose au préalable d’établir la relation entre l’acouphène et l’occlusion. En ce qui concerne les approches bio-mécaniques classiques, les études sont très décevantes. Les auteurs en concluent que « Les acouphènes sont reliés entre eux de manière significative aux troubles temporomandibulaires, mais pour des raisons totalement inconnues ».
Cependant, on a pu mettre en évidence une relation entre les dérangements internes de l’ATM et les acouphènes et objectiver une relation entre le niveau de douleur et l’importance de l’acouphène, résultat justifié par l’incidence de l’arthroscopie sur la diminution des acouphènes.
En réponse à l’étiologie des points gâchettes, propose une thérapeutique associant Vitamine B1 et PP pour supprimer les contractures musculaires . Les thérapeutiques par orthèses, par ajustement occlusal, par exercices de reconditionnement articulo-musculaire semblent ne donner que des résultats partiellement positifs. Les succès thérapeutiques seraient plus liés à la réduction de la tension musculaire qu’à une réelle action sur l’oreille moyenne.
Cependant, aucune de ces études n’envisage sérieusement à l’aide d’échantillons aléatoires, de groupes témoins et de traitements placebo l’influence des facteurs non spécifiques sur les résultats mitigés. Les différentes catégories d’acouphènes et d’ADAM qui répondraient à des thérapeutiques connexes devraient être précisées avec des critères rigoureux. Il ressort donc de ces constats qu’il n’a pas été mis en évidence à ce jour de relations simples et directes entre les affections de l’appareil manducateur et les acouphènes. Il est probable qu’il existe une influence de certains traitements de certains ADAM sur les acouphènes, sans doute par des mécanismes indirects et qui ne sont pas parfaitement identifiés. L’hypothèse d’une action au niveau de la régulation centrale de renforcement des filtres tant du signal auditif que nociceptif devrait être sérieusement envisagée. Des études ultérieures devaient donc évaluer de manière scientifique les effets de la prise en charge et des renforcements des stratégies d’adaptation dans le processus thérapeutique.
CONCLUSION
Il est notable qu’en ce qui concerne tant les acouphènes que les arthromyalgies faciales idiopathiques beaucoup de certitudes manquent encore pour pouvoir recommander honnêtement, et à fortiori s’engager, dans des thérapeutiques lourdes, complexes et onéreuses. La rencontre entre des patients avides de résultats rapides et efficaces de leurs acouphènes avec des praticiens enclins à étendre leur champ de compétence à des secteurs nouveaux et lucratifs peut certainement susciter de part et d’autres un enthousiasme propre à mobiliser des effets non spécifiques, mais tout autant à entraîner ces mêmes patients dans des impasses thérapeutiques. En ce qui concerne les ADAM douloureux, les recommandations thérapeutiques actuelles incitent les praticiens à utiliser des méthodes d’évaluation simples et des thérapeutiques réversibles. On ne saurait que trop recommander que la même prudence s’applique aux traitement oro-faciaux des acouphènes.